Maronitisch Katholischer Erzbischof, Libanon
|
Introduction
Si la convivialité est considérée dans ce titre comme un produit de la culture, c’est parce qu’elle n’est pas, selon une hypothèse sous-jacente à ce même titre, une simple donnée de la nature ou de la spontanéité. Pour la Théologie Chrétienne, la dispersion des peuples et leurs hostilités ont été le résultat direct du péché originel et de l’oubli de Dieu. La Tour de Babel en est dans nos Écritures le signe le plus éclatant. De même, et par voie de conséquence, la récupération de la convivialité doit passer par la rédemption divine de l’histoire et par réhabilitation de la fraternité, déjà entachée par le sang du premier frère tué par son propre frère.
À ce sujet, les Chrétiens n’ont pas une difficulté théorique à prôner la fraternité ou la convivialité universelle. Toutefois, ils ont dans la pratique à collaborer avec tous les hommes de bonne volonté pour reconstruire et consolider chaque jour cette convivialité. Il suffit de regarder l’évolution de l’Europe moderne pour constater l’ampleur de la tâche, vu la quantité de haines qui s’est déferlée sur ses peuples, arrivant à en faucher dans des guerres successives plus de cent millions de personnes presque tous frères dans la foi.
Le but de cette introduction est de signaler dès le point de départ de notre réflexion que la convivialité n’est pas la mission d’un seul peuple ou d’une seule religion, qu’elle est, au contraire, la responsabilité de toute la collectivité humaine réunie autour d’un même idéal, et appelée à le réaliser grâce à une force morale qui incite au dialogue et croit fermement dans l’altérité.
Le même titre donné à notre réflexion, et qui évoque l’apport de l’Islam dans la construction de la convivialité, suggère sur ce point aussi, que la culture du Vivre-Ensemble a besoin du concours de toutes les religions et de toutes les idéologies pour être confirmée dans le réel et adoptée par les cercles les plus larges de l’humanité.
1- L’essence de l’Islam
Une problématique ponctuelle se pose ici en relation avec la montée de l’Islamisme dans les pays arabes et certains pays avoisinants. Le Moyen-Orient était prêt pour beaucoup d’observateurs à engager un processus de démocratisation donnant aux forces vives dans chacun de ses États de prendre en main leur destinée grâce à un meilleur respect de la réciprocité. Nous avons été malheureusement confondus par la tournure qu’ont prise les événements et d’une façon inopinée. À côté des mouvements libéraux qui ont eu l’audace de demander des comptes à leurs gouvernants, des forces islamistes sont descendues dans la rue pour y imposer leur idéologie.
À ce moment, deux groupes de musulmans se sont affichés dans notre région : un groupe extrémiste dit salafite ou « takfiri » qui prône le retour au passé, à cette phase où l’Islam dominait toute la région, et croit nécessaire, au nom de sa foi, de considérer les autres comme infidèles ou condamnés ; et un autre groupe modéré, croyant aux institutions établies dans des structures étatiques semblables pour la plupart à celles des démocraties répandues dans le monde. Les conflits qui ont éclaté entre ces deux groupes, et le danger du refus de l’autre inspiré par le salafisme, ont tous les deux créé un malaise dans beaucoup d’esprits. Ainsi, les milieux intellectuels ont éprouvé de grandes craintes devant l’influence négative du conflit inter-musulman sur le progrès de la convivialité. À partir de cet état des choses, l’apport de l’Islam à la culture de la convivialité est revenu sur la scène. Il arrive aujourd’hui au cercle que nous formons, provoquant notre interrogation sur le devenir de cette coexistence qui nous tient tous à cœur.
Pour répondre à une pareille question sur le rôle de l’Islam dans la construction de la convivialité, il s’impose de connaître en premier lieu l’Islam dans son essence, puis dans son existence sociale. C’est une connaissance qui devrait occuper tout l’Orient et tout l’Occident si nous voulons aboutir à un monde ouvert et humanisé. Pareille recherche déborde évidemment le cadre de nos interventions d’aujourd’hui. Cependant il serait bon de tracer ici quelques jalons sur les chemins d’une meilleure connaissance de nos religions qui coexistent ensemble depuis leurs premières rencontres.
La religion musulmane est née en Arabie lorsque le Christianisme et le Judaïsme y étaient déjà répandus. Nous tenons à signaler à ce sujet que le prophète de l’Islam nourrissait des sentiments positifs vis-à-vis des « Gens du Livre », et spécialement les Chrétiens. Il est de grande notoriété que le prophète a accueilli des Chrétiens dans sa maison, qu’il les a autorisés à prier chez lui. Il est arrivé même que des Chrétiens pauvres aient reçu une aide financière de la caisse commune réservée aux Musulmans.
Nous pensons que ces gestes du prophète sont fondateurs pour tous ceux qui croient dans l’Islam, qu’ils sont considérés comme des règles de comportement imposant à tous les musulmans, partout et toujours, des attitudes semblables. Ainsi, voyons-nous que l’Islam structurel, ou l’islam originel offre un facteur commun unissant les musulmans et les éclairant dans leurs engagements au cours de l’histoire.
De la même façon, nous lisons dans le Coran des sourates qui sont de nature à guider tout musulman dans sa recherche d’une attitude religieuse authentique vis-à-vis de la coexistence. Parmi ces sourates, nous signalons celle où Dieu s’adresse à tous les hommes en disant : « Nous vous avons créés, peuples divers et tribus, afin que vous vous connaissiez les uns les autres ». Cette connaissance mutuelle est donc considérée comme un objectif de la création des hommes, divers et variés. Dieu veut que ces hommes s’acceptent, se connaissent et se complètent les uns les autres. Dans cette sentence du Coran, aucune condition n’est mise au préalable pour pratiquer cette connaissance. Il n’y est pas question non plus d’exclure de cet acte de connaissance ni les infidèles ni les pécheurs. Le Coran dit alors expressément que le plus respectable parmi les hommes est celui qui craint Dieu et se distingue par sa piété.
Par ailleurs le Coran signale que tous les hommes sont jugés par Dieu à la fin de leur vie. L’Islam prône, comme le Christianisme, la récompense et le châtiment divins. Cependant, il n’y est jamais dit que le jugement peut être délégué par Dieu à qui que ce soit d’entre les hommes. « Il n’est de Dieu que Dieu ». Il est donc l’Unique Juge des vivants et des morts. Comment alors peut-on concevoir au nom de Dieu des juges moindres que Dieu lui-même, et qui se mettent à châtier à la place de Dieu ? Nous voudrions citer ici une phrase éclairante du Père Michel HAYEK, un des plus grands islamologues des temps modernes, où il réfute le droit à qui que ce soit de se présenter comme l’ombre de Dieu sur terre. Il dit alors ceci : « Dieu est totalement lumière, il n’y a donc en lui ni de lui aucune ombre possible ».
Dans ce même esprit, nous pouvons continuer la lecture du Coran où nous trouvons surtout que Dieu s’adresse à ceux qui sont en désaccord entre eux sur des vérités théologiques complexes qu’il va les trancher lui-même au Jour de la Résurrection.
Par conséquent, l’Islam des origines, ou l’Islam structurel, est fondateur d’une humanité conviviale et solidaire. Cette religion est effectivement une religion universelle et de l’universel. Comment donc peut-on en venir jusqu’à tolérer ou imposer le jugement d’un être humain par un autre être humain ? Nous ne parlons pas là de tribunaux juridiques condamnant des actions déterminées, car cela est légitime, mais du jugement d’un être humain à cause de sa foi ou de sa conscience. Quand nous lisons encore dans le Coran des sourates justifiant la liberté religieuse, nous devenons encore plus convaincus de cette vision des choses. Nous y lisons en effet : « Celui qui veut croire qu’il croie, et celui qui ne veut pas croire qu’il ne croie pas ». Son jugement est auprès de Dieu seul et non auprès d’êtres humains qui sont ses semblables.
Après la lecture du Coran ou de l’Écriture, on peut aussi évoquer la première tradition de l’Islam. Sur ce point nous sommes heureux de reconnaître que la première conquête musulmane a enregistrée une vraie tolérance vis-à-vis des « Gens du Livre ». Les premiers califes et les premiers responsables militaires donnaient l’ordre de préserver les Chrétiens et leurs propriétés. Ils respectaient leur culte et leurs églises. Ils protégeaient même ces églises, à condition bien-sûr que les Gens du Livre respectent la nouvelle autorité. Dans cette même condition, les Gens du Livre étaient dispensés de participer à la guerre et pouvaient vaquer à leurs activités en toute liberté. L’exemple du Calife Omar est célèbre sur ce point, quand ce grand chef a refusé de prier à l’église de la Résurrection à Jérusalem afin que les siens ne cherchent pas un jour à la transformer en mosquée.
C’est ce que nous appelons l’Islam des origines. Et s’il faut retourner par un mouvement salafite au passé, c’est à ce passé qu’il faut retourner en premier, et non à des épisodes tardives contredisant le Coran et ses premières applications. Ceci annonce la seconde partie de notre présente intervention.
2- L’Islam et les événements actuels
En toute sincérité, il y a un grand problème de divergences entre la philosophie de la convivialité et les mouvements dits salafits ou « takfiris ». Cependant, nous considérons nécessaire et indispensable d’étendre le dialogue jusqu’à ces cercles rigoristes. Au Moyen-Orient, une option existe concernant la solution des problèmes politiques et sociaux à partir de l’Islam lui-même, et non en référence aux seules valeurs occidentales. Cette option est certes légitime, car chaque peuple a droit à son identité religieuse, sociale et nationale. Mais faut-il pour cela imposer ses propres idées à tout le monde sans autre forme de procès ? Et si ces idées sont imposées même aux musulmans qui ne les acceptent pas, peut-on dire que c’est tout l’Islam qui les adopte ou qui les prêche aux autres ?
Face à cette situation actuelle du Moyen-Orient où des mouvements « salafites » s’activent à se propager dans toutes les sociétés, nous croyons nécessaire de prendre au sérieux leurs revendications, de procéder par la suite à un dialogue inter-musulman qui sera suivi par un dialogue avec le christianisme et d’autres religions, à l’Est, comme à l’Ouest de la terre. Car s’il est dit dans le Coran que la Oumma islamique est une Oumma mitoyenne (wassat), cela veut dire que l’Islam ne devrait couper sa relation avec aucune catégorie humaine. Nous voudrions ici inviter sincèrement à un dialogue inter-musulman, entre les Sunnites eux-mêmes, puis entre Sunnites et Chiites ; ainsi toute divergence entre ces confessions pourrait être éclairée à partir du besoin qui l’a fait naître. On aboutirait ainsi à une meilleure compréhension de tous par tous. Le Chiisme en lui-même n’est pas une sortie de l’Islam, mais un désir de maintenir un Islam pur et sans failles. De même, le Sunnisme est connu par sa volonté de respecter absolument le dépôt de la foi loin de toute interprétation individuelle. Par conséquent, la parole juste et droite (kalimat sawa’) est une chance pour les musulmans de se retrouver dans la même foi et de porter ensemble les mêmes responsabilités. Tout langage des armes entre les confessions est interdit par Dieu et refusé par tous les hommes de bonne volonté. Dans un pareil contexte, l’Islam jouera certainement son rôle historique et effectif dans l’édification de la convivialité.
Pour achever ce but, le dialogue est nécessaire aussi, comme nous l’avons dit plus haut, entre l’Islam et les autres religions. Nous chrétiens, avons accueilli avec beaucoup d’espérance le dernier Synode des Évêques au Vatican pour la région du Moyen-Orient. Dans ce synode, deux idées forces ont été mises en relief, la « mouwatanat » (concitoyenneté) et la liberté de conscience. Ces deux idées sont essentielles pour créer une coexistence humaine, durable et valable. La concitoyenneté sera vraiment le signe de toute vraie communauté de destin et de toute participation réelle à gérer ce destin. L’Islam, dans son essence, accepte cette participation, surtout au niveau des « mou’amalates » qui sont distinguées des « ibadates ». En effet, les « mou’amalates », ou les relations sociales, entre les citoyens se passent dans l’égalité entre tous. Tandis que les « ibadates », ou les actes d’adoration, elles sont libres, et personne n’a ici le droit de se mêler de la foi des autres.
Mais avons-nous aujourd’hui le droit de rêver en Orient à des sociétés conviviales composées de plusieurs cultures et religions ? Ce rêve n’est pas seulement pour nous un droit, il est un devoir qui nous incombe à tous.
Nous devons tous nous armer de confiance et de patience afin que les nuages du présent se dissipent, et que des chances soient données à un accueil positif de tous des différents héritages religieux qui appartiennent à notre religion. Le Concile Vatican II a demandé aux chrétiens de mettre la main dans la main avec les musulmans, et nous ne voulons jamais retirer notre main de cette relation. L’expérience libanaise de la coexistence, malgré toutes les difficultés par lesquelles elle a traversé depuis quatorze siècles, demeure prometteuse d’une véritable rencontre islamo-chrétienne dans la dignité et l’égalité pour tous. Nous avons ainsi l’audace de dire que l’Islam d’aujourd’hui retrouvera son unité et son élan de miséricorde. Il retrouvera toutes les forces nécessaires à l’appui de la convivialité. Il y occupera même une place déterminante.
Sans prendre davantage de votre temps si précieux, nous voudrions affirmer que le Christianisme et l’Islam, dont les adeptes représentent la moitié de l’humanité, sont par leur rencontre et leur universalité capables de coopérer à changer la face de la terre. Ne perdons pas alors les occasions de progresser. L’humanité en a besoin. Ensemble nous servirons Dieu et instaurerons la justice, ensemble nous aiderons l’humanité à cheminer vers son salut. Ceci est plus qu’un appel, c’est une espérance infinie que Dieu met en nos cœurs, et des promesses qu’il ne faut pas faire tomber de nos mains.
|