Fondateur de la Communauté de Sant’Egidio
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Monsieur le Président de la République de Chypre
Altesse, Messieurs les Présidents
Saintetés, Béatitudes, Éminences
Illustres représentants
des Églises chrétiennes, des communautés ecclésiales, des grandes religions mondiales,
Aujourd’hui Chypre est le carrefour d’un grand nombre d’hommes et de femmes de religions et cultures différentes qui se rencontrent, parlent, dialoguent, prient les uns à côté des autres, les uns pour les autres.
Je salue tous les participants et je remercie en particulier Monsieur le Président de la République, Dimitris Christofias, pour ses paroles de bienvenue et pour l’accueil cordial du gouvernement chypriote. Je formule tous mes vœux pour le succès de ses actions de paix et de dialogue.
Alors que j’adresse à tous les chefs religieux ici présents une pensée reconnaissante, je ne peux pas ne pas signaler le rôle décisif joué par Sa Béatitude Chrysostomos II, Archevêque de la Nouvelle Justianie et de tout Chypre, dans la réalisation de cet événement, qui a lancé l’invitation à venir dans cette île. Mais aussi l’Église de Chypre qui nous accueille avec une hospitalité généreuse. L’Archevêque manifeste ainsi la grande tradition d’accueil, typique du peuple chypriote.
Je remercie tous ceux qui ont travaillé à la réalisation de cet événement. Je remercie la très active Ambassade de Chypre près le Saint-Siège, Monsieur Charilaou, et tant d’autres dont je ne citerai pas le nom pour faire court. Je salue les mille personnes venues d’Italie et de toute l’Europe qui, entre autres, offrent leur contribution volontaire à la réussite de ces journées.
Le peuple de Chypre sait ce que veut dire la paix, ayant connu les souffrances de la guerre et de l’abandon de sa maison. Chypre a derrière lui une histoire de cohabitation entre deux communautés ethniques et religieuses. Mais depuis quelques décennies, cette île est devenue le dernier vestige de l’Europe occupée. Chypre sait ce qu’est la souffrance de la division, de la haine et de l’absence de dialogue : c’est pourquoi elle accueille avec joie notre rencontre. Elle se réjouit de voir la colombe de la paix se poser sur cette île, d’où part l’arc-en-ciel de la paix. Nous avons l’ambition de faire de cette île blessée un lieu de rencontre et de dialogue dans la Méditerranée.
Les terres de la Méditerranée sont des mondes où vivent ensemble des personnes différentes, du point de vue religieux et ethnique. Cette cohabitation est parfois difficile. Je pense au Liban tout proche. Et comment ne pas avoir dans le cœur la situation impossible où se trouve la Terre Sainte toute proche ? Vivre ensemble est un défi qui concerne la rive sud et la rive nord de la Méditerranée, à cause des nouvelles migrations. Il concerne aussi tout le Moyen-Orient et l’Iraq. Et tant d’autres régions du monde. Pour vivre ensemble, il faut comprendre que la présence de l’autre, même très différent de nous, est un don. En effet, la civilisation est telle, non pas si elle est monocolore, mais au contraire si elle est comme un arc-en ciel, fruit de nombre de métissages profonds entre histoires et identités diverses. Un monde où l’autre, le différent, est supprimé, est une terre de barbaries. La vraie civilisation est celle du vivre-ensemble.
Pourquoi parler aujourd’hui des religions et de la civilisation du vivre-ensemble, alors que le monde est aux prises avec une débâcle financière dont la portée nous échappe ?
Nous sommes à un moment de transition difficile de l’histoire. Beaucoup de certitudes sont ébranlées. Les pauvres du monde vont payer cette crise à un prix très fort, tandis que les pays industrialisés concentrent leur attention sur la protection de leurs contribuables. Je l’ai constaté avec tristesse dans un appel récent de mon ami Michel Camdessus, de Kofi Annan et de Robert Rubin. Lesquels observent cependant que cette crise peut donner une impulsion à des changements radicaux. Nous avons besoin de changements radicaux. Mais pour les réaliser, nous avons besoin de plus d’esprit et de plus d’humanité. Un esprit et un sens le l’humanité qui montrent qu’un monde où il y a tant de misère, marqué par tant de conflits, est intolérable.
Mais venons-en à Chypre, une île de la Méditerranée belle et blessé, dont le cheminement a montré la force pacifique et efficace de l’esprit.
Notre histoire vient de loin. De l’année 1986. Alors a eu lieu un événement exceptionnel dans la ville italienne d’Assise, berceau de saint François. L’invitation sincère d’un pape, Jean-Paul II, a réuni de nombreux chefs religieux du monde entier. Ce ne fut pas une négociation. Seulement une rencontre. Des paroles simples, se reconnaître comme frères, prier les uns à côté des autres. Beaucoup se demandaient, dans le climat de guerre froide, de sécularisation dominante qui régnait alors : les religions ne sont-elles pas un fait archaïque, destiné à disparaître avec les progrès de la modernité ? Que peuvent faire les religions face au système politico-militaire de la guerre froide ?
L’événement d’Assise a mis en lumière un esprit : l’esprit d’Assise, qui continue à souffler très fort. Jamais une chose aussi simple et décisive ne s’était produite. Jean-Paul II, avec un regard prophétique, avait eu l’intuition que les religions auraient un rôle décisif. Le soir du 27 octobre 1986, sur les collines d’Assise, dans un grand froid, devant un ciel sombre, il a déclaré :
« Ensemble, nous avons rempli nos yeux de visions de paix : elles libèrent des énergies pour un nouveau langage de paix, pour de nouveaux gestes de paix, des gestes qui brisent l’enchaînement fatal des divisions héritées de l’histoire ou engendrées par les idéologies modernes ».
Voir côte à côte les leaders des grandes religions, chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes, hindouistes, dans le respect et dans un climat spirituel, fut une vision de paix. Il faisait très froid, le ciel du futur était sombre. Était-ce l’utopie d’un pape mystique ? Un rêve consolateur face à la puissance des deux empires de la guerre froide ?
Nous de la Communauté de Sant’Egidio, ne l’avons pas cru. Nous étions à Assise ce 27 octobre 1986 et nous avons senti le frémissement de l’histoire et la fascination d’une prophétie. Jean-Paul II a dit, à la fin de son discours : « La paix est un chantier ouvert à tous et pas seulement aux spécialistes, savants et stratèges ». Nous avons répondu : ce chantier est notre chantier !
Il y a beaucoup de travail à faire dans le chantier de la paix : tant de guerres sont en cours. Et pas seulement de la part des spécialistes. Nous, qui à l’époque étions en majorité des jeunes, avons compris que la paix était notre chantier. Que l’esprit d’Assise devait continuer à souffler. Et nous avons obstinément et passionnément continué à nous rencontrer, d’année en année. Certains ont dit que c’était inutile : que cette rencontre annuelle était une répétition rituelle ; que les religions ne changeraient pas le monde. Mais Assise a été une prophétie : des hommes différents ensemble sous le signe de la paix, attentifs à la réalité humaine.
La Communauté de Sant’Egidio est un petit peuple de croyants, enfants de l’Église catholique, qui vivent dans de nombreuses régions du monde, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique : beaucoup sont des jeunes, des personnes pauvres et simples, tous, nous sommes amis des pauvres et des indigents. Oui, les premiers amis de Sant’Egidio ne sont pas les grands, mais les pauvres, ceux des villes d’Europe, les malades du sida en Afrique, les détenus, les mendiants… Les pauvres savent que la guerre est la mère de toutes les pauvretés, que les conflits et les violences engendrent la misère, et qu’ils sont les premiers à en payer le prix.
Ayant grandi à l’école de l’Évangile, nous avons horreur de la guerre et nous sentons que la paix est notre vocation. La paix n’est pas seulement la fin de la guerre : c’est la solidarité envers les millions de pauvres du monde. Si nous voulons la paix, nous devons aller à la rencontre des pauvres ! Il ne peut y avoir de paix quand des millions de femmes, d’enfants, d’hommes subissent la violence de la pauvreté ! Ceci n’est pas une théorie : c’est la conscience vive de quelqu’un qui a vu souffrir les pauvres. Une telle souffrance n’est pas supportable !
Depuis ce jour de 1986, nous nous sommes chargés de l’esprit d’Assise et nous l’avons porté aux quatre coins du monde. Comme une bête de somme, en le portant en de nombreux endroits du monde. À tel point qu’il est devenu difficile aujourd’hui de nous distinguer de cet esprit.
L’esprit d’Assise manifeste la force de l’esprit. À Assise on a vu les accolades entre hommes de religions diverses qui ne se comprenaient pas depuis des siècles, qui avaient eu des différends ou pire encore, qui s’étaient fait la guerre. Nous avons compris le lien profond entre un esprit religieux authentique et la recherche du grand bien de la paix. Nous avons vu que le monde de l’esprit possède une force, une force humble et faible, vis-à-vis du pouvoir politique et économique arrogant. C’est la force de la prière, de l’amour, du dialogue, de la rencontre. Oui, le monde spirituel possède une force pacifique et pacificatrice, qui change les hommes et l’histoire.
En effet, après Assise 1986, quelques gestes de paix, non violents, ont brisé les divisions des idéologies modernes. Ce fut la fin du monde soviétique, qui voulait construire un futur nouveau en foulant aux pieds la liberté de l’homme. Nous avons vu la force de la paix et des valeurs de l’esprit dans maintes transitions pacifiques des années 1990, comme celle (qui paraissait impossible) de l’Afrique du Sud de Nelson Mandela. L’esprit d’Assise s’est montré efficace aussi dans le travail de la Communauté de Sant’Egidio. Celle-ci, en 1992, a conclu l’accord de paix entre gouvernement et rebelles au Mozambique, après que ce pays avait payé le prix d’un million de morts. La force de l’esprit peut mettre fin à la guerre.
Aujourd’hui les religions occupent la scène de la vie publique de façon beaucoup plus évidente qu’il y a vingt ans. André Malraux disait que le XXIe siècle serait celui des religions ou ne serait pas. Mais les religions sont malheureusement aussi comme de l’essence jetée sur le feu de la guerre. C’est l’histoire des fondamentalismes religieux, de la haine et de la violence au nom de Dieu. Oui, les religions peuvent être l’eau qui éteint le feu de la haine, comme elles peuvent être l’essence qui l’enflamme. C’est pourquoi elles doivent cultiver un langage de paix. C’est pourquoi, surtout, elles doivent cultiver une recherche profonde de Dieu, qui conduit à la découverte de l’esprit de paix au fond de toute religion.
L’an dernier nous étions à Naples, dans une rencontre de paix entourée d’une grande ferveur populaire (et je remercie encore le cardinal Crescenzio Sepe, archevêque de Naples). Alors, Benoît XVI, en rencontrant les chefs religieux, a parlé de l’authentique esprit d’Assise en disant qu’il « qui s’oppose à toute forme de violence et à l’abus de la religion comme prétexte à la violence. Face à un monde déchiré par les conflits, où l’on justifie parfois la violence au nom de Dieu, il est important de réaffirmer que jamais les religions ne peuvent devenir des véhicules de haine ; jamais, en invoquant le nom de Dieu, on ne peut arriver à justifier le mal et la violence. Au contraire, les religions peuvent et doivent offrir de précieuses ressources pour construire une humanité pacifique, car elles parlent de paix au cœur de l’homme ».
L’esprit d’Assise s’oppose à la violence au nom de Dieu. C’est pourquoi l’esprit a soufflé avec force à Naples et souffle ici avec tant de force. Notre dialogue, notre rencontre, sera une façon de souffler avec toute la force de nos poumons pour que cet esprit grandisse, embrasse les esprits et les cœurs, devienne le vent d’une nouvelle saison pour les femmes et les hommes, pour le monde entier : pour qu’il devienne une culture et un climat de paix.
Nombreux sont ceux qui disent qu’une civilisation de paix est impossible et qu’il faut se résigner à la dure réalité. Ils disent que cela fait partie de la nature de l’homme et des peuples. Ils croient que la guerre peut créer la paix, malgré le sillage de poison qu’elle laisse derrière elle. Ils affirment que la paix ne peut provenir que du développement du marché, et mettent leur confiance dans la seule providence qu’ils connaissent : le marché. Au cours du mois qui vient de s’écouler, nous avons assisté à l’effondrement de cette confiance dans le marché. Il faut être raisonnable et savoir tirer les leçons de l’histoire. Ce n’est pas la providence de l’économie qui apportera la paix. Ce ne sera pas un pays à lui seul, si puissant qu’il soit. Ce ne sera pas un unique acteur. Les acteurs et les protagonistes de l’histoire sont nombreux et forts aujourd’hui. Nous ne sommes pas de doux rêveurs. Nous sommes réalistes. La réalité est complexe, déterminée par de nombreux acteurs.
Celui qui a marché sur le chemin de l’esprit sait que la réalité ne peut pas être réduite à la seule économie et aux lois brutes de la force. Un monde nouveau est possible : non pas comme le fruit d’un tour de magie, mais comme un processus patient de construction d’une civilisation du vivre-ensemble, dans le petit dialogue quotidien, dans la rencontre, dans le respect de la liberté et de la personnalité de l’autre, dans la solidarité avec les plus pauvres, avec les petits, avec la vie dans toutes ses manifestations et saisons. Pour construire un monde nouveau, nous avons besoin de plus d’humanité et de plus d’esprit. Humanité et esprit peuvent réaliser une véritable communauté humaine, une communauté de peuples.
Ce ne sera pas un spécialiste, ni un puissant de ce monde, ni un seul homme, qui construira un monde nouveau. Ce seront les peuples, avec l’aide de Dieu, avec le respect envers tous. Nous avons besoin de plus d’esprit, d’un esprit de paix, de compassion, en ce moment de l’histoire : cela peut être l’aube d’un monde meilleur ou celle d’un temps de chaos.
Les religions font espérer des millions d’hommes et de femmes : dans la possibilité de se perfectionner personnellement, dans un monde meilleur, dans la vie éternelle. Les religions sont un patrimoine d’espérance. Mais ne sommes-nous pas trop résignés à la réalité de la guerre, des innombrables conflits armés, d’une trop grande pauvreté ? Ne sommes-nous pas trop résignés à une mentalité marquée par le conflit permanent entre nations, cultures, religions ? Et même les croyants, porteurs de l’espérance, ne sont-ils pas trop résignés, eux aussi ?
C’est pour cela que nous sommes ici : pour confronter nos points de vue, dialoguer, nouer des amitiés qui durent et qui éloignent la haine, trop souvent semée dans les esprits.
Nous devons, mes illustres amis, espérer dans une civilisation de paix véritable, faite de rejet de la guerre, de cohabitation sincère entre cultures et religions diverses, de solidarité avec les plus pauvres. Nous devons espérer que du monde de l’esprit naisse un humanisme véritable, capable de compassion.
Diverses sont nos convictions, nos traditions, notre foi. Mais cela ne nous incite pas à la haine ou au mépris. Cela ne nous pousse pas non plus à effacer les différences. Ce ne serait pas juste ! La paix dans la différence est le vrai signe dont notre temps a besoin : un signe d’humanité, de liberté, de richesse. C’est pour cela que nous sommes reconnaissants à vous tous qui, de cette île de Chypre si belle dans un monde difficile, enverrez un signal de paix : celui de la colombe et de l’arc-en-ciel.
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