Archevêque Catholique, France
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Depuis que, au cours des années 1980, beaucoup de barrages ont cédé sous la pression de la recherche exclusive du maximum de profit, les questions cependant, les mises en cause et les expériences se sont fort heureusement développées pour introduire d'autres dimensions, d'autres justifications pour une économie qui permette davantage d'équilibre dans la vie sociale, de justice dans les relations entre les groupes sociaux et entre les peuples, de justesse dans la construction d'une humanité où l'on tienne compte de tous. Des modes économiques et sociaux alternatifs sont bien nécessaires pour entamer le monopole de pensées et surtout d'empires financiers qui se croient désormais tout puissants.
Dans l'ordre de la prise de conscience, le développement de l'attitude de coopération par le biais des ONG dans l'humanitaire mais aussi dans le soutien à l'activité économique n'a pas besoin d'être souligné.
Les principes de l'économie sociale et solidaire qui, dans un pays comme le mien représente 10 à 12% du PNB et des emplois – presque équivalent à l'activité industrielle – ne manquent pas d'influer sur la marche générale de l'économie, et de changer des comportements. Ces principes en effet manifestent qu'il n'y a pas de fatalité en économie et que l'on peut, en s'associant librement pour produire, viser une utilité́ collective et sociale des projets, vouloir dégager un profit limité, par une gestion démocratique et participative, avec des financements qui mélangent des ressources privées et des ressources publiques. Les portefeuilles de placements des grandes entreprises, comme ceux des particuliers, abondent les fonds des entreprises de ce secteur de l'économie sociale et solidaire ; c'est cela qui peut être source de changements des comportements économiques.
Mohamed Yunus, par exemple, croit certes à la vertu de la liberté d'entreprendre, et ne conteste pas le moteur du profit, mais il développe l'idée que la recherche de production de biens sociaux peut aussi être un moteur économique efficace : voir Grameen Danone au Bangladesh.
J'aime à citer aussi les objectifs de l'économie de communion, chers à Chiara Lubich et au mouvement des Focolari : dans les objectifs de l'entreprise, on trouvera l’aide aux frères en graves difficultés économiques, la formation à la ‘culture du donner’ et le développement de l’entreprise elle-même par le réinvestissement. À la vérité, le nombre d'entreprises de l'économie de communion et leur poids économique dans le produit intérieur des pays où elles sont installées, demeure modeste, mais certainement elles sont un signe, un signal faible comme on dit, au milieu de l'océan ; ou en langage évangélique, le levain dans la pâte, le sel de la terre, une fragile lumière.
Et si je veux exprimer maintenant les ressorts profonds des comportements nouveaux tels que l'évangile du Christ les inspire à des chrétiens, et à d'autres aussi, je peux m'appuyer sur des expériences qui font signe et sens, qui font tache d'huile discrètement, mais rejoignent le cœur de beaucoup qui cherchent à sortir des enfermements et de la domination de l'argent.
Je dirais d'abord la proximité. Chercher un monde vraiment relationnel, un monde où l'on se respecte, cela passe par le désir de donner la priorité à la vie et à la parole de ceux à qui on ne la donne pas habituellement : il faut être capable de partir du vécu exprimé par les personnes marginalisées. Dans le sillage de l'expérience initiée par Jean Vanier, depuis 1964, avec les communautés de l'Arche, on voit naître dans nos villes principalement des petites fraternités où s'associent, en colocation, pour un temps plus ou moins long, des jeunes commençant leur vie professionnelle avec des personnes sans domicile, ou avec des parents seuls qui ont dû quitter un domicile conjugal devenu insupportable, ou avec des personnes handicapées ou inadaptées socialement, ou avec des malades psychiques. On peut mesurer que ceux qui forment ces projets ne veulent pas que leur vie soit menée exclusivement par des objectifs de rentabilité financière, mais qu'elle soit conduite par le désir de construire le monde avec les autres, tous les autres, en commençant par les plus fragiles. Certains le pressentent dès l'entrée dans la vie professionnelle ; d'autres, après dix ou quinze ans de course effrénée, n'en peuvent plus d'une vie stressante, et d'une pression qui vide leur vie de sens et d'amour – ils sont assez nombreux aujourd'hui ceux qui aspirent à ce changement de vie ; la décision peut être lente à prendre, mais elle est nécessaire. Ces demandes et ces changements de vie sont hautement significatifs d'une recherche de renouveau social et de justice.
Je dirais ensuite dignité de la personne dans la société par son insertion grâce au travail. Le chômage ronge les sociétés. Il ne peut pas seulement préoccuper les économistes et s'inviter dans les débats des campagnes électorales : le chômage progresse en beaucoup de pays du monde, portant le chiffre à plus de 200 millions de personnes (équivalent de la population du Brésil ou du Bangladesh). Il nous faut croire que l’on n’a pas encore exploré toutes les solutions pour la remise au travail de personnes qui en sont éloignées, afin qu’elles retrouvent la dignité par le travail : il est nécessaire "que l'on continue à se donner comme objectif prioritaire l'accès au travail pour tous" . La crainte de l'avenir, traduite par l'insuffisance des investissements, est évidemment une raison majeure de cette progression.
Mais aussi une insuffisance à percevoir que le travail constitue une grande part dans la valorisation des personnes, dans l'affirmation de leur dignité. La pensée chrétienne en matière sociale affirme que le travail assure non seulement la subsistance d'une personne et de sa famille, mais de plus donne à chacun sa place dans la construction sociale, de participer à son développement en se rendant utile. Il permet à chacun de se valoriser à ses propres yeux, en le révélant à lui-même capable d'agir avec les autres et pour les autres. Ainsi le travail est-il un mode majeur de construction de soi-même. La lutte pour rendre aux chômeurs dans le monde l'accès au travail est donc une priorité qui n'est pas purement économique, mais qui exige une véritable évolution de mentalité : travailler contribue à la dignité humaine, et permettre à chacun de travailler ce n'est pas de la seule responsabilité de l'employeur direct (celui qui embauche), mais aussi de celui que Jean-Paul II a désigné sous le terme d'employeur indirect, "les personnes, les institutions, les conventions collectives, les principes de comportement qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou en découlent" .
Ce sont donc les sociétés entières qui ont besoin d'évoluer et de considérer aussi la priorité du travail sur le capital. Il nous faut quitter les illusions, la fascination du pouvoir et du gigantisme qu'engendrent les réalisations technologiques d'aujourd'hui. Acceptons de travailler à transformer les mentalités globales. Il est certainement nécessaire de retrouver l'équilibre, et de se souvenir qu'à l'origine de toute transformation des richesses naturelles en biens adaptés à la vie de l'homme se trouve son travail, son inventivité, sa capacité créatrice. Restaurer la dignité du travail humain, cela passe aussi par cette affirmation que le travail prime sur le capital. Toute la tradition chrétienne invite à cela : le Créateur du livre de la Genèse est le premier qui travaille, Il invite à travailler avec Lui et à Le remercier de son œuvre.
La tradition chrétienne et catholique à laquelle je me réfère bien sûr invite aussi à corriger une pensée devenue spontanée dans la tête de la plupart. J'en suis toujours aux nécessaires transformations de mentalités : il demeure pertinent de corriger l'affirmation courante selon laquelle une entreprise est faite pour faire du profit !
C'est comme si c'était devenu une évidence que les entreprises sont d'abord faites pour faire du profit, pour gagner de l'argent. Il est clair qu'elles doivent en gagner sous peine de disparaître, et donc d'échouer à produire des biens utiles aux hommes. Mais remettons chaque chose à sa place. Le profit demeure un moyen et un indicateur de la bonne marche d'une entreprise . Les buts d'une entreprise sont autres : il s'agit de satisfaire la demande de clients, de permettre à ses employés de vivre décemment, et de se réaliser personnellement par leur travail et les relations sociales qu'il engendre, de rémunérer convenablement des fournisseurs, bref d'entrer dans les multiples jeux de relations sociales pour contribuer au développement d'une société en lui apportant des biens utiles. Des juristes liés aux mouvements des Entrepreneurs et Dirigeants chrétiens réfléchissent aujourd'hui à traduire dans de nouvelles définitions le statut social de l'entreprise, comme une organisation qui vise à produire pour l'intérêt général ou le bien commun, et dont le profit est le moyen.
Il s'agit en outre de se tourner vers un avenir où se rencontrent et se mêlent les peuples de la terre. On évoque aujourd'hui la crise migratoire, comme si c'était nouveau. La migration est une réalité de toutes les époques. Sous l'effet des précarités économiques, sous l'effet des pouvoirs violents et injustes, et aussi sous l'effet du désir de conquérir le monde, sous l'effet des intempéries, et désormais du réchauffement climatique, il est nécessaire de penser la migration. Ce fut une constante du Moyen Orient antique, dont témoigne l'histoire biblique. Ainsi a été découvert le Nouveau Monde, ainsi des hommes ont fui devant les dictatures du 20ème siècle. C'est traduit dans le code moral biblique . C'est dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme . C'est un devoir évangélique, comme le redit régulièrement le Pape François, et tout récemment encore . Oui, la tradition catholique rappelle que les États peuvent réguler les flux en vue d'une meilleure protection et d'un accueil convenable, mais ils ne les tariront jamais. On lit ici ou là, y compris sous des plumes chrétiennes, que les États n'ont pas de devoir moral, que leur seul devoir est de protéger leurs citoyens ; non, la morale et la générosité ne sont pas des injonctions purement individuelles. Les États n'ont pas pour seule fonction d'assurer les égoïsmes nationaux, mais bien, dans la complexité des relations internes et externes, de protéger et promouvoir tous les hommes. La protection et la sécurité des plus faibles sont une garantie pour la sécurité des nations.
Je conclus par un appel à mettre en évidence la gratuité des relations sociales et même dans la sphère du travail. Je le fais dans la suite du Pape Benoît XVI qui dans son encyclique Caritas in Veritate fait appel à ce principe de gratuité. Il ne s'agit pas d'ignorer le marché et les principes de la justice commutative qui président aux échanges justes ; mais plutôt se souvenir que sans la participation volontaire, et l'engagement libre au delà des règles et de la rémunération, on échouera à construire avec les autres une société fraternelle, une société de la confiance. Les entreprises elles-mêmes, comme toutes les activités humaines, ne peuvent pas vraiment vivre sans cette dimension du don gracieux, de la bienveillance, de la part de gratuité que comporte tout engagement même professionnel, même rémunéré. Les travailleurs de tout niveau, même dans les tâches les plus humbles, savent aimer leur travail où s'exprime leur dignité. Encore faut-il que cela ne passe pas complètement inaperçu ! Là encore c'est une mentalité à développer et entretenir …
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