Né à Lyon le 13 juin 1920 au sein d'une famille très catholique, issue des milieux de la soierie de la Croix-Rousse, Emile Poulat grandit à l'ombre de l'église Saint-Polycarpe, dédiée à un saint associé aux premiers âges chrétiens en Gaule - un passé mythique qui l'impressionne et le marque durablement. Il partage son enfance, heureuse et libre - son père répète à ses cinq fils : « soyez indépendant, suivez votre conscience » - entre sa ville natale et Paris, Belleville-Ménilmontant, en plein quartier populaire, où la famille se fixe quand l'adolescent a treize ans.C'est à Paris qu'il fait deux rencontres déterminantes: la fille de Zéphirin Camélinat (1840-1932), trésorier de la Commune de 1871, franc-maçon et premier candidat communiste à l'élection présidentielle de 1924, qui vivait rue de Belleville, comme Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx et dont le père Charles fut l'allié de Camélinat pour refonder le socialisme à la fin du XIXe siècle. Un choc des héritages dont Poulat fera son miel : « la mythologie de mon enfance ce sont ces deux grands symboles : le Mur des Fusillés au Père Lachaise, le Mur des otages de la Commune rue Haxo. »L'heure de la débâclePour l'heure, il est dans la stricte observance des options religieuses de son milieu familial. Fréquentant l'école secondaire diocésaine de Conflans, avant d'étudier aux facultés des lettres de Paris et de Strasbourg tout en fréquentant le séminaire. Mais la sage étude de l'histoire des religions, de la pensée et des sciences ne peut domestiquer son tempérament d'intellectuel attiré par les situations concrètes et son goût de la pratique militante. Il a vingt ans à l'heure de la débâcle, de l'exode, de la défaite en somme, lui qui a vécu à la fin des années 1930 les déchirures que la montée des totalitarismes en Europe opéraient dans son milieu et sa génération.Refusant de partir en Allemagne pour le service du travail obligatoire (STO) en 1943, il désobéit. Désobéissance civile - son père, ancien combattant de Verdun, cède devant la décision en conscience de son fils -, mais aussi désobéissance religieuse puisque les évêques incitaient au départ. Il passe à la clandestinité, et sous un nom d'emprunt, trouve refuge dans un collège de Saint-Gervais (Haute-Savoie) où il enseigne les lettres. A la Libération, il confirme son engagement de pédagogue, avant de gagner comme lecteur l'université allemande de Fribourg-en-Brisgau (1948-1950), où il obtient son doctorat de théologie.Chantier scientifiqueIl renoue alors avec la discipline de l'Eglise. Tout juste ordonné prêtre, à Notre-Dame de Paris en mars 1945, il fraie avec le Mouvement missionnaire français qui entend analyser le monde contemporain comme on part en exploration dans un monde inconnu : comprendre la société occidentale et la situation de l'Eglise dans cette société. Le chantier scientifique amorcé par Emile Poulat relève dès lors de la sociologie religieuse. Le compagnonnage avec les prêtres-ouvriers lui donne le sentiment de participer à l'effervescence de l'Eglise de France, malgré la distance que crée la posture de l'analyse critique de l'intellectuel. Et, de fait, quatre années durant, il vit son ministère dans le monde du travail (compagnie d'assurances, laboratoire d'électrochimie...), partageant l'aventure de ces nouveaux missionnaires.Aussi, lorsqu'en 1954 Pie XII condamne une expérience que le dominicain Marie-Dominique Chenu a qualifié de « plus grand événement religieux depuis la Révolution française », intimant aux prêtres de quitter les usines, Poulat renonce au sacerdoce. L'année suivante, double virage, il se marie - avec Odile, formant pour plus d'un demi-siècle un couple fusionnel - et entre, sous l'égide de Gabriel Le Bras, au CNRS, section sociologie. Attaché (1955), chargé de cours (1958), maître de recherches (1962), directeur enfin (1968-1987), il y grimpe tous les échelons de l'établissement où il avait participé dès 1954 à la fondation du premier Groupe de sociologie des religions.Son défi ? Traiter en historien comme en sociologue l'histoire conflictuelle entre les catholicismes français et romain: crise moderniste et réaction intégriste, tensions et déchirements dans un champ social où la bourgeoisie s'effraie d'un prolétariat révolutionnaire à bannir. Sa thèse est soutenue en Sorbonne alors même que s'ouvre le concile Vatican II (1962). Sitôt la somme éditée dans une version abrégée, Emile Poulat intègre la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) - celle qui s'autonomise en 1975 en EHESS. Il y exercera son magistère jusqu'en 2007.Posture originaleDésormais, il suit les évolutions de l'Eglise en s'attachant à dialoguer avec chacun, soucieux que les désaccords, manifestes au lendemain du virage voulu par Jean XXIII et accompli par Paul VI, ne dégénèrent en conflits, voire en rupture.Cette posture originale l'amène à devenir, sinon un oracle, du moins une référence dès qu'il s'agit de comprendre la place du religieux dans la cité. D'où ses travaux sur le rejet maçonnique ou la laïcité. Par son bagage largement transdisciplinaire, par sa curiosité et son sens du concret, sa soif de comprendre que n'étouffe aucun présupposé, ni préjugé, Emile Poulat devient un recours intellectuel quand les brûlures du monde brouillent l'entendement. Il a tout lu, tout saisi. Préfacier généreux, intervenant infatigable, de colloques en revues, Poulat est aussi le champion de la note critique - il a même dépassé le score déjà faramineux des comptes-rendus signés par l'historien Lucien Febvre, orfèvre en la matière.Savant d'exception, « éveilleur de conscience » pour certains, esprit aussi libre que rigoureux aux yeux de tous, Emile Poulat a reçu des mains du président Hollande les insignes d'officier de la Légion d'honneur, le 9 décembre 2012, cent sept ans, jour pour jour, après le vote de la loi qui sépara les Eglises et l'Etat. Un beau clin d'oeil à cet érudit, champion chrétien de la laïcité.
DATES13 juin 1920 Naissance à Lyon
1945 Ordonné prêtre
1955 Entre au CNRS section sociologie
1962 Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste (Casterman)
1987 Liberté, laïcité (Cerf
)2003 Notre laïcité publique (Berg International)
22 novembre 2014 Mort à Paris