Director of the “Collèges des Bernardins”, France
|
Laissons-nous questionner par la souffrance, ou plutôt par les souffrants. Trois intellectuels m’ont aidé à écouter la parole des personnes souffrantes ces dernières années : Irving Greenberg, Jean-Claude Larchet et Julia Kristeva. Je suis persuadé que leurs livres reflètent une expérience personnelle.
Irving Greenberg est rabbin à New-York. Il a fondé avec Elie Wiesel un organisme d’études pour que les différentes tendances du judaïsme, mais aussi les chrétiens et les incroyants se rencontrent. Je le connais à travers une conférence publiée sous le titre La nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste .
Se plaçant devant la somme des souffrances causées par les criminels nazis pendant la Shoah, il y entend une parole sur la condition humaine dont tous doivent tenir compte. « Aucune assertion, qu’elle soit théologique ou autre, ne devrait être formulée si elle n’est pas crédible en présence du fait que des enfants ont été jetés vivants dans les fours crématoires. » L’écoute de la souffrance des enfants juifs, victimes innocentes de la violence de l’idéologie et de la haine antisémites, fait monter au cœur humain une parole de vérité rude et salutaire, qui juge les intentions et les actes.
Greenberg insiste que cette parole est universelle : elle s’adresse à toute conscience, quelle que soit l’appartenance spirituelle des victimes et la sienne. Si je prends une comparaison : la parole des souffrants dit une vérité sur l’humanité qu’il faut écouter et recueillir, comme les lois de la nature ou les préceptes moraux.
« Ni la foi traditionnelle, ni l’athéisme ne permettent de prendre en compte la dimension incommensurable de l’Holocauste, car aucun des deux n’a donné une réponse vraiment appropriée ; aucun des deux n’est à lui seul crédible, face aux enfants jetés vivants dans les fours crématoires. »
Mon intention n’est pas d’affirmer ici le caractère singulier et exemplaire de la Shoah, même si je pense qu’on peut et qu’on doit l’argumenter face à la conscience humaine globalisée, comme une leçon de l’histoire spirituelle de l’Europe pour le monde. Je veux plutôt rendre attentif à la portée universelle de l’événement, qui aide à entendre l’appel adressé à tous en tout cri de souffrance. Ce n’est pas pour rien que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, rédigée par René Cassin, fait suite à la fin de la Deuxième guerre mondiale.
Comme toute parole de vérité, celle des souffrants interroge les connaissances et les pratiques jusque-là accumulées et tenues pour assurées. Il ne s’agit pas d’une relativisation des doctrines et des mœurs sur une base affective, mais d’un approfondissement de l’expérience humaine dans la douleur et l’effroi. Pour Greenberg pas plus que pour Wiesel, la foi ne meurt pas à Auschwitz, ni la confiance placée en la raison et les sciences par les humanistes des Lumières, mais elles sont transformées. Ou plutôt, si elles meurent, ce n’est pas pour être anéanties, mais pour renaître, libérées dirait la Bible, transvaluées dirait Nietzsche.
Pas plus que la foi ni la raison ne suffisent à éviter Auschwitz, à éradiquer la violence, ou à justifier la souffrance, pas davantage ne sont-elles condamnées par Auschwitz – ou alors, il faudrait s’aligner sur les bourreaux et leur nihilisme. Dans leur structure, la foi comme la raison, ces deux ailes ou ces deux jambes de l’esprit humain, sont en quête de vérité. Elles ne peuvent sans faute, suicidaire, s’épargner d’écouter la voix des souffrants. C’est pourquoi la foi et la raison sont des instruments de résistance spirituelle à la violence et à la souffrance. Mais la réponse à la souffrance, ou, de manière plus générale, au mal commis ou subi, c’est-à-dire le salut, ne vient pas d’elles seules.
Le mal est un scandale parce qu’il est une réalité. La réponse à la violence, à la souffrance et au péché, appartient à la puissance de l’amour, qui se trouve plus dans les actes que dans les paroles, comme le dit Ignace de Loyola. La parole des souffrants appelle un acte de réparation et de rédemption aimant et compétent.
Jean-Claude Larchet est un théologien chrétien de l’Eglise orthodoxe, spécialiste des Pères de l’Eglise d’Orient. Il a publié en 1999 Dieu ne veut pas la souffrance des hommes . On peut dire qu’il répond, sans la connaître, à la demande de Greenberg d’écouter la parole de la Shoah et des souffrants à l’intérieur de la foi chrétienne. Cela le conduit à une exposition renouvelée de celle-ci, en particulier de la place et de la signification de la croix de Jésus. Evidemment, il ne s’agit pas d’effacer ce symbole universel du christianisme, ni de changer l’axe de la théologie, mais de le comprendre autrement à l’écoute d’une parole surgie au 20ème siècle de la détresse d’Israël.
Il s’agit de faire mourir une fausse perception de la croix de Jésus qui en fait une « justification » et une « valorisation » de la souffrance . La libération infinie de la croix devient, dans une perspective faussée, une dette infinie et insolvable envers un mort, alors qu’elle est l’accès à la présence plénière et effacée de la source de vie.
Une perception déformée de la croix, qui devient l’exaltation de ce qu’elle dénonce, peut se revêtir d’habits théologiques. Elle joue sur des ressorts bien analysés de l’âme humaine (masochisme et sadisme). Au lieu que la croix confirme la bonté de Dieu et de l’Homme en s’inscrivant dans le dessein de salut d’une création bonne mais blessée par le péché, elle est présentée comme la conséquence d’une dialectique qui pervertit Dieu et son image. La méditation sapientielle de saint Paul (Romains 5) sur la Genèse (chapitre 1-4) remonte le cours de l’histoire vers son commencement violent pour affirmer son innocence originelle. Elle devient la prémisse d’une métaphysique religieuse qui enchaîne Dieu et l’Homme dans une compétition tragique d’amour et de haine, qui s’exprime à travers une vision janséniste du péché originel dans certaines pages de Pascal relisant Augustin : « Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu'il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste. »
Cette théologie de la croix est en contradiction, c’est-à-dire en tension insurmontable et destructrice, avec la perception du christianisme comme religion de la joie et de la chair dans les doctrines de la création, de l’incarnation et de la résurrection, de la vie éternelle donnée en communion dans les sacrements de l’Eglise. La théologie de la souffrance qu’il faut réformer à l’écoute des souffrants, à l’école de Greenberg et de Larchet, ne met pas seulement en tension la souffrance et la joie, selon l’expérience humaine la plus universelle, qui met en tension bienfaisante le principe de plaisir et le principe de réalité, dans le langage de Freud. Elle comprend la croix, la théologie de la croix (theologia crucis), en contrariété avec le message central du christianisme, religion du salut et de vie.
La croix prend sens au cœur d’une parole théologique qui l’inclut et qu’elle confirme. Elle n’est au centre de l’histoire que parce qu’elle ouvre le chemin du paradis perdu à la nouvelle Jérusalem. Elle est une vallée (Gethsémani dans la vallée du Cédron), ou une petite éminence (le Golgotha), entre trois collines (le mont des Oliviers, le mont Sion, le mont du Temple).
Dieu n’a pas créé la souffrance : il a fait l’Homme pour l’immortalité. Il a assumée la souffrance dans le Christ non pour l’exalter, mais pour dévoiler la vérité de la parole des souffrants, comme Job, dont l’exemple annonce et éclaire le Christ . Job se révolte contre l’accusation par ses amis d’être puni pour une faute cachée : laquelle ? N’est-ce pas celle d’infliger aux hommes la révélation de leur finitude, et de les appeler aux devoirs de l’empathie, de la justice et de l’amour envers l’Homme souffrant ?
« La pierre qu’ont rejeté les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : c’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille devant nos yeux » (Psaume 118). Cette loi de l’agir divin, méditée par le psalmiste, devient le lieu du salut universel lors du rejet de « l’Elu » par excellence : le Messie souffrant. La douceur de l’agneau immolé et vivant, élu avant la fondation du monde, est une victoire décisive sur la souffrance qui « exclut ».
Julia Kristeva est psychanalyste et philosophe, elle se dit incroyante, athée. C’est à elle que le pape Benoît XVI a demandé d’intervenir lors de la rencontre d’Assise de 2012 pour exprimer les enjeux d’une telle réunion, vus par une héritière de l’humanisme des Lumières. Je lis certains de ses travaux, à la demande de Greenberg, comme un essai de mettre la société laïque devant ses responsabilités humaines à l’écoute de la parole des souffrants, après la Shoah. Je ne sais pas si elle dirait avec Greenberg que « à la lumière d’Auschwitz, la civilisation séculière du 20ème siècle n’est pas digne de notre allégeance » , mais je suis sûr qu’elle refuse avec lui de voir l’avenir des Lumières européennes dans un monde où « nous sommes le plus souvent placés devant cette alternative : ou bien la religion, ou bien la vie séculière dans un monde fermé à toute transcendance, à toute incursion du divin » .
Ayant personnellement connu l’expérience de l’athéisme d’Etat, de sa barbarie culturelle et de sa violence meurtrière, auquel, à la manière d’un Vaclav Havel, elle ne peut donc faire « allégeance », elle refuse d’envisager l’avenir du lien démocratique dans les termes d’un retour à l’alliance entre religion et contrainte sociale. Elle cherche plutôt dans l’exemple inimitable et limité de la charité chrétienne, l’inspiration d’une « nouvelle philosophie politique » qui sache mettre en son cœur l’écoute des personnes handicapées .
« Chacun à sa façon, des artistes et des penseurs s’avancent vers la conviction moderne qui sous-tend ce que j’appelle une troisième phase dans l’histoire du handicap : c’est la connaissance et la reconnaissance de la fragilité d’autrui, plus que son excellence, qui constitue le lien démocratique en tant qu’amitié de quiconque – du quelconque. La reconnaissance d’autrui dans sa différence déroutante devient ainsi notre passion ; le visage énigmatique dont parle Levinas nous oblige, car l’essence de l’homme est en suspens dans sa vulnérabilité même. A cela se mesure l’humilité postchrétienne, et l’incommensurable ambition de réaliser une solidarité complexe, capable de soutenir un humanisme de pluralité et de partage. »
Le projet politique n’a pas pour mission de prendre en charge les personnes, ce qui est la tâche des hommes et des femmes de religion, ou de toute philanthropie, mais il a la responsabilité de donner à chacun les moyens d’exercer ses capacités de personne et de citoyen. La situation de handicap symbolise la vulnérabilité et la mortalité physique ou psychique de l’humain . Elle « exclut » d’une manière si radicale qu’elle défie le projet économique, politique et religieux de solidarité de la communauté humaine. La « prendre en charge » a un prix, mais est surtout une ressource. Mais il faut aller plus loin si l’on écoute la parole de la souffrance comme un dévoilement qui perce nos ombres .
« Pour extraire le handicap du cadre étroit qui enferme et isole les personnes souffrantes, de même que les spécialistes qui en ont la ‘charge’, et pour essayer de transformer la vieille idée de ‘prise en charge’ en une préoccupation publique centrale, soucieuse de faire de notre République une véritable démocratie de proximité », il faut renverser la question politique, comme nous avons appris à renverser la question théologique. La parole des personnes en situation de handicap dévoile l’essence du lien social. Elle rouvre l’avenir d’une utopie démocratique pour les sociétés modernes : « Et si, au lieu de parler précisément de le ‘prendre en charge’, le handicap nous aidait à réinventer le social ?»
En me mettant à l’écoute de l’expérience de ces trois intellectuels, touchés par le mystère et le scandale de la souffrance, j’entends la voix et la parole de personnes prises entre le sens et le non-sens de la condition humaine, et animale, souffrante. Voir, comprendre, agir est ici aussi le chemin pour être digne de la confraternité qui nous unit. Mais surtout : voir-avec, comprendre-avec, agir-avec, car c’est dans la communion des saints que se brise le verrou de l’isolement et de la peur. Dans l’Evangile, ne sont-ce pas les aveugles, les sourds et les paralysés qui opèrent avec Jésus le miracle de l’entrée des foules fatiguées dans l’espérance ? Saint Paul a, lui aussi, écouté la parole des souffrants et il y a entendu la voix d’un enfantement :
« Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. » (Romains 8, 19-23)
|