Le pape confie aux jeunes l’« utopie » de l’Église
La réponse à la haine, à la violence et à la terreur, pour Bergoglio, a un nom : elle s'appelle fraternité
par Andrea Riccardi
Le voyage de François en Pologne qui vient de se conclure comportait deux dimensions : les Journées mondiales de la jeunesse et la rencontre avec la terre de Jean-Paul II (à un moment où le populisme gouverne la Pologne, bien plus, anime une alternative à l’Europe venue de l’Est, sans que l’Église polonaise ne le conteste). Benoît XVI s’est rendu en Pologne un an avant les élections. Bergoglio vient trois ans après. Il n’a jamais autant insisté sur son prédécesseur. D’aucuns s’étonneront, le jour de sa canonisation, qu’on le qualifierait seulement de « pape de la famille ».
Lors de ce voyage, François s’est mesuré à Wojtyla. Il est allé à Czestochowa, le cœur religieux du pays, où Paul VI aurait souhaité se rendre (le gouvernement communiste l’en empêcha). Il a célébré là-bas les 1050 ans du baptême de la Pologne. Le « fil marial » (c’est son expression) l’a mis au contact des sentiments profonds du peuple. Il a replacé le catholicisme polonais dans l’image, qui lui chère, d’Église de peuple, dans laquelle la foi se transmet parmi le peuple. De manière efficace, il a évoqué Wojtyla en tant que témoin de la miséricorde. Il a ajouté ensuite cette remarque : le pape polonais possédait « un vif sens de l’histoire » et était capable de redonner une identité aux peuples qu’il rencontrait en partant de leur histoire. Cela est vrai et très précis. Le pape François a reconnu que le peuple polonais conserve une « mémoire bonne » de l’histoire : il s’est réconcilié avec les Allemands et avec les Russes, grâce à l’implication de l’Église. Il y a aussi une prise de distance de l’utilisation de l’histoire par les processus politiques du passé.
François n’a toutefois pas sollicité les émotions polonaises. C’est typique du pape. Il sait pertinemment qu’une partie importante de l’épiscopat polonais est perplexe face aux ouvertures sur la famille ou à la pastorale du pontificat. Il n’a pas tenu devant l’épiscopat le discours fort qu’un certain nombre d’évêques attendaient, mais il a répondu à quatre questions. Il a insisté sur une Église qui évite de faire la grosse voix et qui soit capable d’attirer, en rappelant la nécessité d’accueillir les réfugiés. Cette dernière position est en opposition avec le gouvernement de Varsovie. Or, il est vrai que les évêques polonais travaillent actuellement à un projet de « couloirs humanitaires » pour les réfugiés syriens. On ne peut pas dire que François ait conquis l’épiscopat, qui exerce un rôle fort dans une Église encadrée et numériquement forte, en dépit de certains signes de crise. Le pape s’est également adressé à la Pologne à travers ses représentants les plus jeunes, les plus nombreux dans le peuple des JMJ, en les situant dans un contexte mondial. Il a parlé à ceux qui ont le même âge que les terroristes (l’attentat de Rouen l’a beaucoup touché et affleurait dans ses discours). Sa proposition face au terrorisme a été claire : « être plus fort que le mal, en aimant tout le monde, jusqu’aux ennemis ».
Le pape âgé a lancé un « Soixante-huit » à lui pour les jeunes d’aujourd’hui, en les appelant à être protagonistes pour changer le monde et pour contester la génération qui occupe le devant de la scène, ces adultes qui ne veulent pas vieillir : « Que vous soyez nos accusateurs, a-t-il dit aux jeunes, si nous choisissons la voie des murs, la voie de l’inimitié, la voie de la guerre… dans la vie, il faut prendre des risques ». Pour les adultes, il est facile de traiter avec des jeunes « “ahuris” »: des « jeunes-canapé », ainsi qu’il les a définis. Il a prêché une révolte de l’esprit : « le monde d’aujourd’hui vous demande d’être des acteurs de l’histoire, parce que le vie est belle à chaque fois que vous voulez la vivre, à chaque fois que vous voulez laisser une empreinte dans l’histoire ».
Le thème de l’« empreinte dans l’histoire » a été central, pour que les jeunes se réveillent en tant que génération et ne suivent pas seulement des parcours de réalisation de soi. Dieu « nous invite à être des acteurs politiques, des personnes qui pensent, des animateurs sociaux ». Devant la lenteur des médiations des hiérarchies et des institutions ecclésiastiques, le pape s’adresse souvent au peuple : aujourd’hui il s’adresse aux jeunes. Il inaugure un processus plus qu’il ne propose un projet. Réussira-t-il ? Beaucoup dans l’Église craignent que, si les hommes et les institutions ne changent pas, les processus n’échouent. D’autres, d’un avis différent, redoutent l’affaiblissement des institutions et de la hiérarchie. Il est difficile d’être pape et « prophète » en même temps. Pourtant Karol Wojtyla l’a été, avec de fortes répercussions dans l’histoire. A Cracovie, l’« utopie » de l’Église s’est formée avec lucidité face à la crise européenne et aux menaces terroristes. Le pape a quasiment sauté une génération et a confié cette utopie aux jeunes : « Nous ne voulons pas vaincre la haine par plus de haine, vaincre la violence par plus de violence, vaincre la terreur par plus de terreur. Notre réponse à ce monde en guerre a un nom : elle s’appelle fraternité ».
Il Corriere della Sera
31 juillet 2016 |